L’innovation, « un concept composé de mythes », dixit Edwin Mootoosamy

L’innovation est souvent considérée comme quelque chose de nécessaire et naturel. Edwin Mootoosamy a décidé de désosser ce concept. La lecture de l’économie via des cycles d’innovation est souvent une manière purement idéologique de légitimer des politiques libérales. C’est ce que montre Edwin Mootoosamy, 28 ans, dans un texte stimulant qui lui vaut d’être l’un des trois lauréats du Prix des Talents de la Recherche. Ce concours a été créé par Rue89 et Fabernovel Institute pour mettre en valeur de jeunes chercheurs dont les travaux permettent de mieux comprendre les transformations en cours dans notre société numérique. Pour prolonger la réflexion, rue89.nouvelobs.com, s’est retrouvée avec Edwin Mootoosamy, dans l’ancienne concession automobile où il a installé son bureau.

Tout le monde parle aujourd’hui d’innovation. Mais est-ce que tout le monde parle de la même chose ?

En ce moment, effectivement, « l’innovation » pousse beaucoup d’acteurs à l’action (des grandes entreprises, des start-up, des écoles, même des politiques…) On crée des fonds d’investissement, des lieux, des incubateurs. Mais ça reste un terme assez obscur. C’est un terme qui regroupe des réalités différentes en fonction des personnes qui l’emploient. Avant, on parlait plutôt de progrès…

Qu’est-ce que ce glissement indique ?

notion de progrès nous vient de la période des Lumières, au cours de laquelle on a fait de la science une espèce d’entité supérieure : d’une certaine manière, à cette époque, la science a pris la place de Dieu. Cette époque a sacralisé la science et la technique. Cela a conditionné l’émergence de la société dont nous sommes les héritiers avec une idée centrale : l’histoire a un sens, les souffrances passées vont permettre l’émancipation de l’humanité. C’est ce qu’on a appelé le progrès.

Si on jure aujourd’hui surtout par l’innovation, est-ce parce qu’on a fait le deuil d’une croyance dans le progrès ?

D’une certaine manière, le progrès, notamment l’idée que le perfectionnement continu des techniques se traduit par une amélioration des conditions matérielles et morales de l’humanité, est devenu illusoire avec la deuxième guerre mondiale et l’explosion des deux bombes atomiques au-dessus de Nagasaki et d’Hiroshima. Non, la science et la technique ne sont pas neutres et cette idée d’un progrès linéaire qui va vers l’émancipation de l’humanité ne tient pas. Aujourd’hui, on voit ce concept d’innovation émerger sans vraiment savoir ce qu’on met dedans. C’est encore très flou. Mais il y a un engouement derrière ce terme parce qu’il y a une volonté de penser un futur différent, peut-être plus enviable – c’est en ce sens que l’innovation semble être un concept intéressant. Schématiquement, d’un côté on a un progrès linéaire, prévisible de l’autre une innovation réticulaire et chaotique. On passe d’une découverte individuelle protégée par un brevet à une découverte collective, qui émerge dans une communauté, en open source… On est vraiment en train de passer à une autre approche du futur.

L’innovation, c’est donc une vision du monde ?

Non, c’est ce qui pousse au mouvement, c’est le moyen de parvenir à cette vision. Ceci dit, la place prise dans le débat public par les thèses de Schumpeter ou Kondratiev, la lecture de l’histoire économique en cycles et les thèses sur la « destruction créatrice », est étonnante. Il faut voir comment toute une frange néo-libérale s’approprie ces thèses pour rendre légitime un certain laisser-faire : si l’innovation c’est cyclique, disent-ils, mieux vaut ne pas trop légiférer maintenant pour ne pas empêcher une phase de création d’arriver. Comme ça s’est passé comme ça par le passé, ça devrait encore se passer comme ça aujourd’hui. Or les travaux de Schumpeter et Kondratiev sont avant tout descriptifs : ils ont regardé ce qui s’est passé dans l’histoire, sans se risquer à affirmer que des séquences analogues devaient nécessairement se répéter dans le futur. La lecture en cycle est une grille de lecture intéressante, mais elle ne peut en aucun cas guider une politique économique d’innovation car elle aplatit systématiquement le réel. Il faut au contraire en appréhender la complexité si l’on veut répondre aux enjeux qui sont les nôtres aujourd’hui.

Comment ça se passe, dans la complexité du réel ?

Les personnes qui portent des projets le savent, ce sont les enjeux politiques, économiques, de pouvoir, qui font la réalité. Ce n’est pas une personne dans son coin qui va avoir une illumination qui va permettre la diffusion d’une technologie. C’est la rencontre d’un ensemble de publics autour de sujets précis, c’est la construction d’un discours qui crée l’émulation et c’est la diffusion dans les différentes strates de la société qui fait l’innovation.

Peut-on alors parler d’innovation comme d’une mythologie ?

Oui, l’innovation est un mythe. Ou plus exactement : c’est un concept composé de mythes. Au premier rang desquels : penser que l’innovation va permettre la création d’emploi via la croissance économique. Cela relève plus du coup de bluff que d’une réelle étude macro-économique. On peut aussi parler de la place messianique de l’entrepreneur dans nos sociétés. N’en déplaise à l’image d’Epinal de l’entrepreneur seul dans son garage, sans les structures sous-jacentes à l’innovation, l’individu ne peut pas grand-chose. On peut enfin mentionner le mythe de la « Révolution industrielle », ce sont les historiens qui nomment, a posteriori, des périodes de l’histoire de la sorte. Le terme de « révolution » a le vent en poupe lorsqu’il s’agit de créer artificiellement du nouveau. Mais ces mythes ont leurs importance : ils permettent de créer du mouvement, de l’adhésion. Seulement, ils ne nous permettent pas de comprendre ce qui nous arrive. Il faut donc savoir les déconstruire pour rentrer dans une forme de finesse, une approche plus analytique.

Selon le discours dominant, une entreprise qui n’innove pas est condamnée. Slogan ou réalité ?

Nous sommes empêtrés dans un paradoxe : nous sommes confrontés à une injonction permanente au mouvement et, dans le même temps, à une peur viscérale de celui-ci. Il y a autour de nous beaucoup d’entreprises anciennes. La plupart ne sont pas nées avec le numérique, certaines sont centenaires, elles ont déjà vécu des transformations profondes de la société. Pour la plupart, elles prennent le rôle d’un architecte qui va reconditionner de l’ancien et du nouveau. Elles vont acheter des technologies, des compétences pour les articuler avec leurs biens et services existants. Il n’y a pas une vague qui va tout balayer sur son passage, il y a une plage faite de sable et de rochers. C’est dans l’articulation de cet existant avec ces transformations que l’on peut, parfois, apercevoir le futur.

Moctar FICOU / VivAfrik


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