COP21 : Les sociétés très émettrices « n’ont aucun intérêt à limiter leurs propres profits » selon Jesse Bragg

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L’ONG Corporate Accountability International veut mettre fin à l’interférence des sociétés très émettrices en gaz à effet de serre sur les négociations climatiques vers la COP21. Ainsi nous explique Jesse Bragg, lors d’une interview qui a accordé à nos confrères de Libération reprise par Vivafrik.

Et selon Libération, dans l’enceinte du World Conference Center de Bonn, où se tiennent cette semaine les négociations intermédiaires vers la COP21, les entreprises peuvent se balader, un badge «observateur» autour du cou. Qui leur donne accès, au même titre que les syndicats, les scientifiques et les ONG, à certaines négociations, pas forcément ouvertes à la presse. Pilotée par l’ONG Corporate Accountability International, la campagne «Kick Big Polluters Out of Climate Policy» («dégagez les gros pollueurs des négociations sur le climat») est lancée ce jeudi pour tenter de mettre fin à l’interférence des sociétés très émettrices en gaz à effet de serre – énergéticiens, entreprises pétrolières, gazières, charbonières… – sur les négociations climatiques sous l’égide de l’Onu. Jesse Bragg, l’un des porte-parole de Corporate Accountability International, qui a fait ses classes chez les Démocrates américains, établit un parallèle entre lutte contre les responsables du changement climatique et combat contre l’industrie du tabac, mené dans le passé par son organisation.

Comment le secteur privé peut-il influencer les négociations?

Les choses se passent surtout au niveau national, avec des actions de lobbying plus ou moins discrètes. Cela arrive fréquemment dans les pays du Nord, en Europe et aux Etats-Unis. L’entreprise charbonnière Peabody Coal, par exemple, travaille étroitement avec ALEC, the American Legislative Exchange Council [une organisation ultra-libérale qui réunit le pouvoir législatif de certains Etats républicains et des entreprises privées, ndlr]. Ils sont incroyablement efficaces, et font pression sur toutes sortes de législations environnementales. Par exemple, en ce moment, ils attaquent le Clean Power Plan d’Obama! Ces actions ont forcément un impact sur le niveau d’engagement des Etats-Unis. Mais une de nos plus grandes préoccupations, c’est le «revolving door» («porte à tambour», ou «pantouflage inversé») entre les industriels et les gouvernements au niveau national: des anciens salariés du secteur fossile  sont embauchés au ministère de l’Energie du pays, et influencent ensuite les politiques mises en place.

C’est une influence difficile à mesurer…

La plupart de ces échanges se font à huis clos. Mais on peut regarder certaines données, comme les dépenses en matière de lobbying aux Etats-Unis. Et puis, certaines choses sont difficiles à rater. Par exemple, c’est Shell qui a dicté les objectifs de l’Union européenne en matière d’énergies renouvelables, comme l’a révélé le Guardian. Il faut mettre en place un ensemble de mesures pour diminuer cette influence du secteur privé. Afin que les politiques environnementales soient faites pour protéger l’environnement, et pas pour augmenter les bénéfices des entreprises du secteur fossile.

Avez-vous d’autres exemples récents d’influence des lobbies du secteur fossile sur les négociations?

De temps en temps, on arrive à avoir un aperçu du phénomène. Par exemple, le rapport de la semaine dernière de l’ONG Influence Map [qui montre le «double langage» des majors pétrolières et gazières en matière de politique climatique, et notamment le fossé entre leurs déclarations publiques et leurs véritables activités de lobbying, ndlr]. Ou l’enquête qui est envisagée sur ExxonMobil aux Etats-Unis [alors que des experts connaissaient dès 1977 le lien entre énergies fossiles et réchauffement climatique, Exxon finançait des études climatosceptiques, ndlr]. Une enquête similaire sur l’industrie du tabac avait permis de rendre publics des millions de documents qui révélaient leur stratégie: ils savaient que le tabac donnait le cancer, les enfants étaient une de leurs cibles…

Votre ONG s’est battue contre les cigarettiers…

Lors des discussions autour du Framework Convention on Tobacco Control, nous avons pu contribuer à la sécurisation de l’Article 5.3, une liste de recommandations pour faire face aux conflits d’intérêts chez les cigarettiers qui participaient aux discussions sur la Loi sur la santé publique. Cet article a permis, par exemple, d’interdire les revolving doors, et d’obliger à la transparence – les politiques doivent déclarer s’ils rencontrent des représentants de l’industrie. Cet Article 5.3 a permis de passer d’un simple traité de santé publique à un traité de responsabilité des entreprises. Cela a changé le fonctionnement de l’industrie du tabac. C’est une clé pour comprendre comment nous pouvons appliquer ce sujet au changement climatique. Nous devons réussir à faire changer le fonctionnement des industries du secteur fossiles. Parce que dans beaucoup d’endroits, elles agissent impunément, tout en faisant d’énormes dégâts sur l’environnement.

Vous comparez Big Tobacco avec Big Oil?

Absolument. Si vous regardez leur attitude, les industries fossiles semblent appliquer à la lettre la méthode des cigarettiers. Dans les années 50 et 60, l’industrie du tabac a fait de la propagande avec de la science bidon, qui affirmait que le tabac n’était pas addictif, qu’il ne causait pas de cancers… L’industrie fossile a, pendant plusieurs décennies, asséné publiquement que le changement climatique n’était pas réel, ou alors qu’il n’était pas causé par les activités humaines. Ils ont installé des experts comme Willy Soon, un scientifique américain qui, a-t-on découvert, était payé par les entreprises charbonnières et pétrolières. Cela a pour effet de ralentir d’autant la prise de conscience du public, et les possibilités de lutter. Mais je crois qu’aujourd’hui, le message est passé: on sait que le changement climatique et réel et que nous en sommes responsables.

La présence du secteur privé est encouragée par la présidence sortante (péruvienne) et entrante (française) de la COP, notamment avec le «Lima Paris Action Agenda», une liste d’initiatives en faveur du climat venues des collectivités et des entreprises.

Il y a eu de nombreux messages, de la part du Secrétariat de la Convention de l’Onu sur le changement climatique, pour inviter les entreprises à se labelliser «vertes». Le Secrétariat n’est pas le seul à encourager l’engagement du secteur privé, mais d’une certaine façon, ça mine le travail qui est fait pour l’Accord de Paris. Et ça donne à des entreprises avec des états de service catastrophique en matière environnementale la possibilité de se labellisée «vertes», et de dégonfler toute critique sur leurs pratique environnementale.

Total, par exemple, a proposé des initiatives dans le Lima-Paris Action Agenda. C’est très inquiétant, quand on regarde ses états de services en matière de politique environnementale. Il y a aussi des énergéticiens, ou même des grands cigarettiers. Et puis, c’est une attitude classique de ce type de secteurs: quand la règlementation commence à bouger, ces industries sont très volontaires pour s’engager, dans le but d’éviter des régulations contraignantes et permanentes. Ce n’est pas surprenant qu’ils soient prêts à prendre des engagements… Tant qu’ils ne sont pas légalement redevables.

Cette influence du secteur privé, et des gros pollueurs, est en train de s’institutionnaliser dans le traité. Quand vous ajoutez le fait que la COP21 à Paris est sponsorisée par de gros pollueurs… A Varsovie (en 2013), 3 à 5% de la COP avait été financée par le secteur privé. Paris, ce sera au moins 20%! Avec des sponsors comme Engie, Veolia, Suez… Cela donne à l’industrie du charbon un accès privilégié aux négociations. Pendant ce temps, la société civile doit quémander pour avoir petit badge d’accès.

Christiana Figueres, la patronne de la Convention, a dit dans une interview à Libération qu’il fallait que les entreprises du secteur fossile soient présentes, parce qu’elles ont les compétences, la technologie, la surface financière, etc.

Ok, alors trouvez-moi un autre processus où on demande à la cause du problème de trouver une solution au problème! On n’a pas consulté l’industrie du tabac pour savoir comment arrêter de fumer. Nous savions que ça ne marcherait pas. Pourquoi on le ferait avec le climat, en espérant des résultats différents? Cette idée que nous devons impliquer l’industrie fossile dès maintenant, pour qu’on ait l’expertise pour se débrouiller plus tard, est un peu erronée. Le plus important, c’est que l’accord reflète les besoins de ceux qui sont ou seront affectés le plus par le changement climatique, et qui ont le plus besoin de construire une transition juste et durable. Une fois que c’est établi, on aura certainement des occasions, dans l’avenir, de consulter ces industries. Mais les voir co-écrire les règles, maintenant, c’est beaucoup trop tôt. On n’aura que des demi-mesures, pas à la hauteur des enjeux.

Comment comptez-vous vous y prendre pour sortir ces industries de la négociation?

La première étape, c’est de mettre en lumière le conflit d’intérêt que représente le fait d’avoir les industries du secteur fossile, les gros pollueurs, à la table des négociations. Ensuite, il faut que les parties qui négocient réfléchissent au type de protection qu’elles doivent mettre en place. Vu la gravité du problème, ce serait un peu le b.a.-ba que ces mesures soient un préalable avant toute décision. Pour protéger le processus contre ceux qui veulent le voir échouer, malgré tout ce qu’ils peuvent déclarer publiquement.

Les gens sont de plus en plus préoccupés par le changement climatique. Même aux Etats-Unis, c’est devenu un thème de campagne! C’est pour ça qu’on doit être très clairs pour dire quels sont les obstacles sur la route de l’Accord de Paris. L’interférence de l’industrie en est un. C’est comme si un cigarettier finançait un hôpital! Ils veulent être là, pour montrer qu’ils se préoccupent du processus. Mais nous savons qu’ils n’ont aucun intérêt à limiter leurs propres profits.

Par Saër SY

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