« Les paysanneries africaines ont payé au prix fort la priorité donnée à l’alimentation des villes à bas coûts »

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Par Kako Nubukpo

Dans son nouvel essai « Une solution pour l’Afrique », l’économiste togolais Kako Nubukpo plaide pour un nouveau modèle de développement fondé sur les biens communs du continent. Extraits.

Bonnes feuilles. Dans son livre plaidoyer publié mercredi 12 octobre 2022 chez Odile Jacob (304 pages, 23,90 euros), l’économiste togolais Kako Nubukpo, commissaire chargé de l’agriculture au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) propose des pistes pour que l’Afrique soit en mesure de gérer sa formidable croissance démographique, tout en préservant ses ressources et sa souveraineté, le tout dans un contexte de crise climatique aiguë. L’extrait que nous publions évoque la problématique agricole au moment où se développe une nouvelle crise de la faim.

« Je n’aurais jamais imaginé que, vingt-cinq ans après la soutenance de ma thèse de doctorat en économie consacrée à l’insécurité alimentaire en Afrique subsaharienne, je me retrouverais au cœur de la gestion d’une crise majeure de la faim en Afrique, avec la flambée des prix alimentaires sur les marchés mondiaux. Face à ce constat, un double sentiment m’anime : la fierté d’avoir très tôt perçu que le sort du continent africain se jouerait sur sa capacité à vaincre définitivement l’insécurité alimentaire, mais aussi et surtout la tristesse de constater que les pouvoirs publics africains n’ont pas fait grand-chose depuis trente ans au moins pour traiter les véritables causes de la famine en Afrique. (…) ».

Aujourd’hui les villes africaines suffoquent et ne sauraient accueillir 1 milliard de femmes et d’hommes en plus d’ici à 2050

Malgré une prise de conscience croissante de l’importance de l’agriculture depuis le début des années 2000, nous payons aujourd’hui quarante ans d’abandon « structurel » des paysanneries par la pensée néolibérale, les programmes dits d’« ajustement » qui en ont résulté et des Etats préoccupés par d’autres priorités budgétaires et sociales. Les paysans et paysannes de nos pays, parmi les moins bien équipés du monde, y sont toujours livrés sans protection commerciale et sans appui réel à la concurrence des agriculteurs chimisés et motorisés les plus compétitifs du monde, eux soutenus, subventionnés et protégés par des politiques publiques. La « sécurité alimentaire » des pays pauvres (agricoles !) s’est ainsi bâtie sur les excédents agricoles de l’OCDE et de la PAC pendant que les productions « tropicales » promues partout au sud par les institutions financières internationales (café, cacao, huile de palme, coton, etc.) entraient dans une concurrence insoutenable.

Les paysanneries africaines ont payé au prix fort la priorité politique donnée à l’alimentation des villes à bas coûts, le fameux « biais urbain ». Appauvries, décapitalisées, mais encore majoritaires dans la population active de leur pays, elles sont en outre les premières victimes de dérèglements climatiques tout aussi importés. Aujourd’hui les villes africaines suffoquent et ne sauraient accueillir 1 milliard de femmes et d’hommes en plus d’ici 2050. Et les « périphéries », qui partagent les mêmes aspirations de vie, n’accepteront plus d’être négligées et tenues à l’écart des droits essentiels. L’extension des cultures sur la forêt, bien qu’elle ne soit aujourd’hui plus une option, est prévisible si des choix consistants ne sont pas faits. Quant à l’agrobusiness, il s’est montré un modèle énergivore, extraverti et prédateur qui ne peut répondre aux attentes des centaines de millions de familles paysannes. (…)

En Afrique, la transition agroécologique devra s’accompagner d’un retour à une alimentation urbaine moins extravertie

Si, il y a encore dix ans, l’on pouvait envisager un développement des agricultures familiales africaines subsahariennes à base d’intrants de synthèse et de motorisation (la « révolution verte », quoiqu’on en voie peu de résultats depuis des décennies), l’agroécologie paraît seule aujourd’hui capable de répondre à l’intensité et à l’échelle de ces multiples enjeux. Non seulement parce que la dégradation des écosystèmes et des océans est déjà en cours (baisse de la fertilité, salinisation, érosion, submersion, surpêche…), mais aussi parce que les tensions sur les ressources en énergie fossile auront un coût intolérable pour des économies peu puissantes et que les dépendances alimentaires croissantes engendreront une vulnérabilité peu supportable, comme le COVID-19 puis la guerre en Ukraine nous le rappellent en 2022. (…)

L’Afrique subsaharienne doit et peut se lancer sur les chemins défrichés par les pays d’Amérique latine et les Caraïbes. Dans ces pays, on observe, en lien avec l’amélioration du niveau d’éducation, une demande croissante pour des produits issus des modèles alternatifs agroécologiques, perçus comme moins polluants et plus sains, avec d’ailleurs un consentement à payer davantage. Les acteurs de l’agroécologie y cherchent, sur des enjeux environnementaux mais aussi sociaux, des alliances avec les consommateurs et les urbains qui ont un poids croissant dans les choix politiques. (…)

En Afrique, la transition agroécologique devra s’accompagner d’un retour à une alimentation urbaine moins extravertie, ce qui suppose la construction de vraies chaînes de valeur par le développement des procédés locaux, des outils et des entreprises de transformation des produits vivriers locaux qui les rendent compatibles avec une consommation plus urbaine, plus rapide et diversifiée. Par ailleurs, les produits tropicaux aujourd’hui exportés doivent être la base enfin d’une agro-industrie régionale captant la valeur ajoutée et fournissant réellement de l’emploi et non une nouvelle opportunité pour de grands opérateurs privés étrangers d’extraire du continent des matières premières, aussi peu onéreuses que souvent défiscalisées. (…)

Paix et stabilité de notre continent, éradication de la faim et de la misère et accès aux droits, protection et emploi, durabilité et résilience climatique des agricultures paysannes n’ont-ils pas partie commune ?

Je propose trois initiatives pour les prochaines années à l’échelle ouest-africaine. Il s’agit de : promouvoir l’agriculture durable comme paradigme porteur, dans la perspective des ODD en 2030 ; promouvoir la production et les échanges agricoles des produits africains comme biens communs ; construire des chaînes de valeur comme biens communs africains, de la terre à l’agro-industrie, vectrices de création d’emplois et de transformation structurelle des économies de l’espace régional.

Ces trois axes me semblent être les conditions pour la réalisation de communs agricoles africains, qui accroîtront les revenus des familles paysannes (et par conséquent ceux des populations africaines), amélioreront leur résilience face au changement climatique et renforceront les liens sociaux fondateurs des dynamiques africaines qu’elles souhaitent réaliser dans les cadres offerts par une meilleure intégration régionale. Pour ce faire, trois voies s’offrent à nous. Assurer la protection commerciale nécessaire aux productions de la paysannerie africaine pour lui permettre de vivre dignement de ses activités, tout en accompagnant socialement l’accès des citadins pauvres à une alimentation abordable, investir dans l’intensification agroécologique des systèmes de production agricoles et la valorisation des produits régionaux, équiper les campagnes de services publics dignes de ce nom.

Dans notre urgence collective, ce chemin devrait recueillir un large soutien de la communauté internationale. Au-delà des questions de responsabilité et de vulnérabilité différenciées face au changement climatique, ainsi seraient rémunérés les services écosystémiques rendus au monde par nos territoires (forêts, biodiversité et sols préservés, climat, stockage de carbone), atténuation comme adaptation, pour les trente années critiques qui nous attendent. Paix et stabilité de notre continent, éradication de la faim et de la misère et accès aux droits, protection et emploi, durabilité et résilience climatique des agricultures paysannes n’ont-ils pas partie commune ?

N’est-ce pas, si tous y contribuent à grande échelle, l’apport capital possible de l’Afrique au climat, à la biodiversité et à la paix mondiale ? Sinon, les engagements de tous, les objectifs de développement durable de l’ONU à l’horizon 2030 – objectif 1. « Pas de pauvreté » et objectif 2. « Faim zéro ! » – ne seraient-ils que vœux pieux ? »        

Kako Nubukpo, Economiste et écrivain Togolais     

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