La guerre Nord-Sud aura-t-elle lieu à la COP21 à Paris? La tension est palpable dans les discussions en cours à Bonn, où les pays du Sud haussent le ton. Mais Amy Dahan*, spécialiste des négociations climatiques au CNRS, distingue pour L’Express les postures des réalités. Une interview reprise par Vivafrik.
Le projet d’accord présenté en amont de la COP21 s’apparente à « de l’apartheid », juge la porte-parole sud-africaine du G77, le groupe représentant 134 pays en voie de développement. Cette sortie, qui a ouvert la semaine de négociations à Bonn, est-elle le signe que l’on s’oriente vers un bras de fer entre pays du Nord et pays du Sud?
Je vois une part de posture dans ce préambule, même s’il est vrai que les pays du Sud se sentent mis de côté. Au précédent « round » de discussions à Bonn en juin dernier, déjà, ils exigeaient que tout soit fait pour limiter le réchauffement climatique à +1,5°C… Or le texte mentionne +2°C comme un fait acquis. Certains ont déjà calculé que nous nous orientons vers +2,9°C à +3,1°C, en mettant bout à bout les contributions [dans lesquelles chaque pays pose les efforts faisables en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, NDLR].
Ce calcul me semble hasardeux, tant les métriques sont vagues et hétérogènes… mais on sera loin des +1,5°C! Pour limiter réellement la hausse des températures, il faudrait stopper les émissions de gaz à effet de serre à un horizon fixé. Mais qui accepte cette idée?
La question des finances n’est-elle pas aussi épineuse, entre le Nord et le Sud?
Les pays du Sud auront besoin de fonds pour s’adapter aux changements et renforcer leurs capacités à faire face aux conséquences. Ce sont les fameux 100 milliards de dollars par an du Fonds vert, à compter de 2020. Or les discussions n’avancent pas. L’OCDE estime certes que 60 milliards de dollars environ sont trouvés [la somme inclut des financements sous forme de prêts, NDLR]. Il faut donc encore trouver 40 milliards, chaque année, alors que les pays en développement ne voient déjà pas se profiler les 60 promis par les pays riches… Ca risque de ne pas passer du tout!
Le G77, actuellement présidé par l’Afrique du Sud, fait-il bloc? Voyez-vous des divergences d’intérêts entre certains groupes?
Il n’est pas uni du tout. Vous y trouvez les pays les plus vulnérables [face au réchauffement], comme les Philippines ou le Bangladesh, regroupés dans les Pays les Moins Avancés (PMA). Ces 48 pays à forte démographie ne veulent pas seulement investir dans la « décarbonisation » de leur économie… Ils doivent aussi faire face aux risques accrus de tornades, d’inondations, de submersion… Pour eux, 100 milliards par an, ce ne serait même pas suffisant… Mais le G77 comprend aussi des pays comme l’Arabie Saoudite, le Nicaragua ou le Nigéria. Des producteurs pétroliers, donc certains n’ont d’ailleurs pas encore pris la peine de soumettre leur contribution.
La Chine reste le moins bon élève du monde, premier pays émetteur de dioxyde de carbone eu monde.
Qu’en est-il de la Chine et l’Inde, poids lourds du G77? Comment ces géants abordent-ils les discussions alors qu’ils ont les premier et quatrième émetteurs de gaz à effet de serre du monde?
La Chine se projette comme une puissance responsable qui veut avancer, comme le leader du monde en développement. Depuis son accord avec les Etats-Unis en novembre dernier, elle se fait discrète. Elle laisse les autres monter au créneau, sans les brider.
L’Inde, elle, reste très dure dans les négociations. Je me souviens d’un clash entre ce pays et le Bangladesh à Durban, fin 2011. L’Inde faisait clairement obstruction alors que l’Europe s’appuyait sur les PMA pour établir une plateforme et un calendrier de négociations, qui ont débouché sur la COP21. Au nom de son droit au développement économique, l’Inde a refusé de signer dans un premier temps. Le Bangladesh est alors monté au créneau, lui lançant que, si sa population meurt, ce serait la responsabilité de l’Inde autant que celle des pays riches.
L’Inde a fini par signer, mais son gouvernement reste assez réactionnaire sur la question climatique. Personne ne les empêchera de se développer. Le problème, c’est que le charbon est la seule énergie disponible sur place [l’Inde prévoit le doublement de sa production d’ici 2020, NDLR]. Le reste est importé. Il faudra donc trouver des mécanismes puissants pour les convaincre et les aider à investir dans les énergies renouvelables.
Les pays du Sud, comme l’Indonésie ici, ont vu se multiplier les désastres liés au changement climatique (tornades, inondations, submersions…), renforçant la conscience de l’urgence climatique.
La conscience de l’urgence climatique s’est-elle accrue ces dernières années dans les pays du Sud?
Le climato-scepticisme des années 1990 a disparu progressivement jusqu’à Copenhague en 2009. Les désastres de plus en plus fréquents et extrêmes, l’alerte des scientifiques sur la dégradation toujours plus rapide des équilibres climatiques, ainsi que la fréquentation du microcosme des négociations ont fini par convaincre les pays du Sud. Ils se sentent concernés, mais gardent une appréhension différenciée du risque climatique. Ce n’est qu’une variable parmi tant d’autres risques pour eux (accès à l’eau, problèmes de santé, de pauvreté, ou d’infrastructures…).
Parient-ils sur un échec de la COP21 à Paris… pour mieux trouver un accord au Maroc, un pays du Sud justement, où se déroulera la COP22 en 2016?
Si ça ne marche pas à la COP21, ça ne marchera pas non plus à la COP22. On ne peut pas créer une pression et une mobilisation identique deux années de suite. Si l’on va au clash, on est reparti pour des années d’inaction, ce serait un recul très grave. Depuis Durban fin 2011, il y a un sursaut, mais la gouvernance climatique reste une fabrique de lenteur. On y clame que l’on avance, mais c’est une illusion: le monde va dans l’autre sens, dans celui de l’accélération du dérèglement climatique et de ses conséquences.
Un accord sera peut-être trouvé à Paris… Mais il ne sera pas ambitieux. Ce ne sera pas un protocole. Un tel texte devrait être ratifié par tous les gouvernements du monde et aurait toutes les chances d’être refusé par le Congrès américain. Barack Obama a beau être mobilisé, les Etats-Unis restent en partie le facteur d’obstruction qu’ils ont longtemps été dans ces négociations. Ce sera donc un accord restreint sur des objectifs très généraux. Pour moi, l’enjeu serait au moins d’identifier l’ampleur de la transformation nécessaire pour répondre au défi climatique, de la nommer, de se donner les moyens de scruter, à intervalles proches et réguliers, les politiques mises en œuvre par les pays, pour enclencher des dynamiques vertueuses…
* Amy Dahan est directrice de recherche émérite au CNRS (Centre Alexandre Koyré, EHESS) et à l’IFRIS. Elle est notamment l’auteur, avec Stefan Aykut de Gouverner le Climat. Quels futurs possibles? Vingt années de négociations internationales, paru aux Presses de Sciences Po en 2015.
Par Saër SY