Ethiopie : au Tigré occidental, « un nettoyage ethnique est en cours »

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Par Léa Masseguin

Depuis plus d’un an, les Tigréens sont la cible d’une violence accrue et de discours haineux. Au point que de nombreuses voix s’alarment d’une dérive génocidaire dans l’ouest de la région.

En mai 2021, le patriarche de l’Eglise orthodoxe éthiopienne tentait d’alerter l’opinion publique. Selon lui, un «génocide» était en train de se produire au Tigré, la région la plus septentrionale de l’Ethiopie. Sept mois plus tard, le conflit régional dans cet immense pays pluriethnique de la Corne de l’Afrique prend de plus en plus l’allure d’une guerre totale, qui menace de déstabiliser l’ensemble de la région.

Début novembre 2021, une enquête conjointe du Bureau des droits de l’homme de l’ONU et la Commission éthiopienne des droits de l’homme dénonçait de possibles crimes de guerre et contre l’humanité, commis par toutes les parties impliquées. Interrogée sur un potentiel génocide, la haut-commissaire Michelle Bachelet avait reconnu des «suggestions troublantes de violence à motivation ethnique». Quelques jours plus tard, Amnesty International alertait sur une «vague de détentions à motivation ethnique» contre les Tigréens, y compris dans la capitale Addis-Abeba.

La famine comme arme de guerre

Loin des micros et des caméras, la guerre en Ethiopie s’éternise et exacerbe les rivalités ethniques entre Tigréens et Amharas, deuxième plus grand groupe du pays et allié aux troupes fédérales. Depuis plusieurs mois, le gouvernement d’Abiy Ahmed a imposé un blocus sur l’ensemble de la région du Tigré, utilisant la famine comme arme de guerre. L’ONU estime que près de neuf habitants sur dix ont désormais besoin d’aide alimentaire et que 5 000 à 7 000 personnes sont toujours détenues, principalement des Tigréens.

Mais c’est dans le Tigré occidental que la situation est la plus alarmante. Détentions massives, meurtres, rafles… Dans un récent communiqué conjoint, Human Rights Watch et Amnesty International dénonçaient elles aussi les «crimes de guerre» commis par les miliciens de la région Amhara voisine sur ce territoire contesté. Depuis le déclenchement du conflit en novembre 2020, cette zone administrative, sous l’autorité de la région Tigré depuis les années 90, est passée sous le contrôle de la région Amhara. «Plusieurs milliers de personnes ont été massacrées ou déplacées de ces territoires sur la base de leur appartenance ethnique, explique Mehdi Labzaé, sociologue au Centre français d’études éthiopiennes à Addis-Abeba. Un nettoyage ethnique est en cours, organisé par la région Amhara avec le soutien du gouvernement fédéral.»

De graves exactions ont aussi été attribuées aux troupes du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Dans un rapport d’Amnesty International du 9 novembre, des victimes décrivent des viols en ­réunion, des agressions physiques et des pillages commis par des combattants du groupe armé dans la ville de Nifas Mewcha, dans la région Amhara. Mais Mehdi Labzaé refuse de les mettre sur le même plan que celles commises par les forces fédérales et leurs alliés. Le rapport conjoint de l’ONU et de la Commission éthiopienne des droits de l’homme avait aussi pointé du doigt les forces éthiopiennes, et surtout érythréennes, dans la plupart des violations commises entre le 3 novembre 2020 et le 28 juin.

« Punaises de lit »

L’ONU déplore par ailleurs la multiplication des discours haineux et d’incitation à la violence de la part des autorités fédérales et régionales, qui pourraient «dégénérer en violence généralisée». Depuis le front, le lauréat du prix Nobel de la paix en 2019 Abiy Ahmed avait promis, en novembre, d’«enterrer l’ennemi dans une fosse profonde […] avec notre sang et nos os», alors que le TPLF se rapprochait d’Addis-Abeba. Un sentiment exacerbé en région Amhara, où les Tigréens sont considérés comme des «punaises de lit», un «cancer qui doit être supprimé» au nom d’une «lutte existentielle» pour la survie de l’Ethiopie.

Les autorités et les médias d’Etat n’hésitent pas à assimiler le peuple tigréen au TPLF, qui a dirigé l’Ethiopie d’une main de fer pendant près de trois décennies, de 1991 à 2018. «Il y a cette idée que les Tigréens s’accaparent les ressources, qu’ils ont les plus hautes positions dans les entreprises. Pour Abiy Ahmed, le TPLF représentait la voix principale qui refusait de se joindre à sa redéfinition de l’Ethiopie, à savoir la remise en cause du système du fédéralisme ethnique», analyse Mehdi Labzaé.

Peut-on craindre une dérive comme Rwanda ? Selon une source proche du dossier, la question d’un potentiel génocide – défini comme un acte commis dans l’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux – est discutée au sein des représentations diplomatiques et des organisations humanitaires. «On n’a pas encore assez d’éléments, mais le cadre est là», estime Mehdi Labzaé. La commission internationale d’experts sur l’Ethiopie, créée le 17 décembre à la suite d’un vote au Conseil des droits de l’homme de l’ONU et chargée d’enquêter sur les exactions commises dans le cadre de la guerre, permettra peut-être d’apporter de nouveaux éléments de réponses.

Léa Masseguin, auteure à Libération

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