Les forêts primaires de la planète, telles que celles de Bornéo, de l’Amazonie et du bassin du Congo, sont toujours en danger face à la déforestation. Ce phénomène, particulièrement aigu dans ces régions, trouve souvent ses racines dans l’histoire coloniale, avec des pratiques de gestion et d’exploitation des ressources naturelles qui ont durablement façonné les territoires et leurs populations.
Une destruction en chiffres : les ravages du XXe siècle
Au cours du XXe siècle, la moitié des forêts mondiales ont été détruites, et trois grandes régions en particulier ont été frappées de plein fouet par la déforestation : l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Ouest et l’Asie du Sud-Est. Le phénomène ne montre aucun signe de ralentissement. En 2022, l’Union européenne a même adopté une législation interdisant l’importation de certains produits liés à la déforestation, tels que le chocolat, le café, l’huile de palme et le caoutchouc, en réponse à la pression croissante sur les forêts tropicales.
Une dépendance ancienne aux matières premières
Certains produits de consommation, comme le caoutchouc, sont au cœur de l’industrie mondiale, et leur exploitation est intimement liée à l’histoire coloniale. Le caoutchouc, indispensable à la fabrication des pneus, des vélos et de nombreux autres produits industriels, est un exemple frappant. Sa production, qui repose sur l’extraction du latex des arbres à caoutchouc, notamment l’hévéa, est étroitement liée à l’exploitation des colonies. L’industrie du caoutchouc est un héritage de la seconde révolution industrielle, époque où les grandes entreprises européennes et américaines, telles que Michelin, ont utilisé les ressources naturelles des colonies pour alimenter la demande mondiale.
De la forêt à la plantation : les racines coloniales du caoutchouc
L’hévéa, arbre natif d’Amérique du Sud, a été introduit dans les territoires coloniaux par les puissances coloniales, en particulier la France, pour y établir des plantations. Cela a entraîné la destruction de vastes surfaces de forêts primaires pour laisser place à des monocultures. Le projet de Fordlandia, lancé en 1928 par Henry Ford en Amazonie, en est un exemple emblématique. Ford négocia avec le gouvernement brésilien une concession de 10 000 km² pour y produire le caoutchouc nécessaire à ses usines. Ce projet ambitieux se solda par un échec, notamment à cause de l’opposition des populations autochtones et d’une épidémie fongique dévastatrice pour les plantations.
Les plantations de caoutchouc, souvent gérées selon le modèle taylorien de production, ont fait baisser les coûts de production et accéléré l’expansion de l’industrie du caoutchouc. Cette méthode de gestion s’est rapidement répandue dans les colonies anglaises, hollandaises et françaises, notamment en Asie du Sud-Est, au détriment des forêts tropicales.
Le taylorisme appliqué à la nature : exploitation des hommes et des arbres
L’exploitation du caoutchouc repose sur l’application du taylorisme non seulement aux travailleurs, mais aussi aux ressources naturelles. Les populations colonisées, comme les coolies asiatiques et les seringueros brésiliens, étaient considérées comme une main-d’œuvre bon marché, leur travail étant sous-évalué dans une logique de réduction des coûts. Les conditions de travail étaient souvent extrêmement difficiles, avec une mortalité élevée.
Les arbres, eux aussi, étaient soumis à une organisation « scientifique » du travail. Les coûts de plantation étaient mesurés et réduits au minimum, sans tenir compte des coûts humains et écologiques associés à la destruction des forêts primaires. Le tout reposait sur une évaluation comptable des coûts de production et sur l’idéologie de la maximisation du profit, au détriment des écosystèmes et des populations locales.
L’héritage colonial et la cheapisation du vivant
Le concept de « cheapisation » du vivant, développé par Jason W. Moore, illustre la manière dont la nature, y compris les humains, a été exploitée dans le système capitaliste. Ce processus transforme des ressources naturelles comme les sols, les forêts et les humains en facteurs de production à faible coût, contribuant à la dégradation écologique et sociale.
Aujourd’hui encore, de nombreuses industries reposent sur l’extraction de ressources naturelles dans les pays du Sud, avec des coûts de production qui ne tiennent pas compte de l’impact écologique. Le caoutchouc n’est qu’un exemple parmi d’autres. L’huile de palme, le sucre, le café et le cacao sont des ressources qui ont des racines profondes dans l’histoire coloniale et continuent d’impacter les forêts du Sud Global.
Pourquoi se rappeler ce passé colonial ?
L’exploitation des ressources naturelles dans les anciens territoires coloniaux continue d’avoir des répercussions, notamment sur l’environnement et les populations locales. L’histoire coloniale nous aide à comprendre les dynamiques économiques actuelles et à questionner la manière dont ces pratiques se perpétuent. En regardant des enjeux contemporains, comme la déforestation en Amazonie ou les dommages environnementaux liés à l’extraction de ressources en Afrique, il est essentiel de prendre du recul et de se demander : quelles sont les responsabilités historiques ? Comment ces pratiques coloniales continuent-elles d’influencer les dynamiques de gestion des ressources naturelles aujourd’hui ?
À l’heure où l’urgence écologique est de plus en plus reconnue, l’exemple du caoutchouc nous rappelle l’importance de comprendre les liens historiques entre les anciens empires coloniaux et les pratiques de gestion qui ont conduit à cette situation. Si nous envisageons de nouvelles formes de gestion, il est crucial de se demander qui a la légitimité pour décider du changement et de reconnaître la valeur des savoirs des communautés locales, qui ont toujours été les premières concernées.
Moctar FICOU / VivAfrik