En Suisse, Laïd Benamor liste les dangers du réchauffement climatique au Maghreb

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Prenant part au Forum de Lugano en Suisse du 25 au 26 août 2018, le milliardaire Mohamed-Laïd Benamor, l’une des plus grosses fortunes en Algérie par ailleurs président de la Chambre algérienne de commerce et d’industrie (Caci) a pointé du doigt les dangers du réchauffement climatique sur le Maghreb.

Voici l’intégralité de son discours.

“Je suis très fier de représenter l’entreprise algérienne, à travers la Chambre de commerce et d’industrie que je préside. Et de représenter en général l’entreprise maghrébine et régionale.

En arrivant à Lugano avant-hier, j’ai été frappé par le climat. Il a fait beau, mais pas trop chaud.

Ça m’a marqué parce que dans mon pays, cet été, nous avons battu des records de chaleur. Plus de 51 degrés enregistrés en juillet à Ouargla dans le Sud. Ce n’est pas un record national, mais continental. Et l’un de ceux dont on ne peut pas être fier.

Personnellement, cela m’inquiète en tant que citoyen, père de famille et Algérien. Mais beaucoup aussi comme opérateur économique et industriel agro-alimentaire.

Il est difficile d’être surpris tant les chercheurs et les institutions nous mettent en garde depuis des années contre les conséquences du réchauffement climatique.

Deux agences – FAO et PNUD – ont publié le mois dernier des rapports alarmants. En cinq ans, et ce n’est pas grand-chose cinq ans, la situation s’est très fortement dégradée.

Je ne vais pas vous faire un cours magistral, ou une fiche de lecture sur ces rapports… Mais quelques données méritent d’être rappelées pour poser les bases du débat.

Je vais me concentrer sur les pays d’Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Égypte. Pour le PNUD, quatre d’entre eux sont les pays d’Afrique les plus vulnérables à la montée du niveau de la mer.

Prenons le seul exemple de la Tunisie. Deux-tiers de la population est concentrée sur les zones côtières. C’est là aussi que se trouvent 90% des capacités touristiques et 70% de l’activité économique. Un mètre d’eau en plus a un impact immédiat sur 2 points de PIB.

En Égypte, un mètre de plus, et 12% des terres agricoles sont menacées.

Dans un cas comme dans l’autre, mais ça vaut aussi pour le Maroc, l’Algérie ou la Libye, on parle de sols déjà fortement mis à l’épreuve par l’urbanisation, l’industrie, l’agriculture, le tourisme… C’est-à-dire des sols encore plus vulnérables à l’érosion.

Dis comme cela, le propos peut sembler théorique, ou un mauvais scénario de science-fiction ! « Cela n’arrivera pas avant des années » … « Nous trouverons des solutions d’ici là » … Ce sont de fausses croyances.

Si le record de température en Algérie ne vous a pas convaincus, je peux citer l’exemple de la couche de glace au nord du Groenland. Celle qui s’est morcelée à deux reprises cette année. C’est censé être la glace la plus solide d’Arctique. Le dernier bastion en quelque sorte. Ce qui s’est passé cette année est inédit. Un phénomène jamais observé jusque-là.

Pourquoi je vous parle de cela ? Parce que notre table ronde a vocation à explorer de nouveaux business modèles. Plus durables. Et que désormais, le réchauffement ce n’est plus une question de romantisme mais de nécessité économique.

Soyons clairs : je ne suis pas là pour trancher le débat entre scientifiques ou pour arbitrer parmi les différentes thèses qui circulent. Ce que je redoute en revanche, c’est que le changement climatique mène à une crise de croissance.

Dans les pays dont je vous parle – Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Égypte –, le risque est double. D’abord, celui d’un stress hydrique critique alors même que le GIEC démontre que le manque d’eau menace déjà ce pourtour méditerranéen.

En tant qu’industriel de l’agroalimentaire, sécheresse veut dire pour moi moins de céréales. Donc le prix du blé qui flambe, et ça vaut aussi pour les fruits et légumes. L’Algérie et l’Égypte font partie des plus grands importateurs. Plus de 42 millions de personnes à nourrir d’un côté, près de 100 millions de l’autre.

L’Algérie anticipe des réductions moyennes des rendements de 5,7% à près de 14%. Le changement climatique touchera également les légumes dont les rendements diminueraient de 10 à 30% en Algérie et à près de 40 % au Maroc à l’horizon 2030.

Au Maroc, le modèle Cropwat appliqué aux cultures de céréales hivernales et pluviales montre des rendements en baisse de 10% en année normale, près de 50 % en année sèche d’ici 2020. Avec une fréquence des sécheresses d’une annéesur trois à l’horizon 2020, la production nationale accuserait une baisse de 30 %.

Je vous laisse imaginer l’inflation, les pénuries dans des pays où les pâtes font partie du panier de base de la ménagère, l’insécurité alimentaire qui en découle, et les mouvements de population.

D’un autre côté, et on est en train de le voir cet été en Europe, la sécheresse s’accompagne d’un prix du fourrage pour le bétail qui s’envole. Ça veut dire le lait plus cher, des éleveurs qui envoient leurs bêtes à l’abattoir plus tôt, le prix de la viande qui chute et des exploitations menacées de fermeture comme une sur cinq en Allemagne. Au final, un marché complètement désorganisé où les aides conjoncturelles n’auront qu’une efficacité limitée dans le temps.

Au stress hydrique peut s’ajouter le stress énergétique. Là encore, l’équation est d’une simplicité quasi-enfantine.

Davantage d’énergie utilisée pour rafraîchir les domiciles, les bureaux, les entreprises, les administrations, etc. En face, des capacités qui ne croissent pas au rythme de la demande. Augmentation du coût du KwH. C’est déjà ce qui se passe au Maroc.

On peut aussi imaginer des coupures plus fréquentes qui mettraient en danger la productivité. Imaginez l’effet désastreux sur le tourisme par exemple, au Maroc et en Tunisie.

Comme dans tout bouleversement, il y aura des gagnants et des perdants. Et le jeu, en tant qu’industriel, c’est de faire partie des gagnants. Mais à quel prix ?

L’évolution qui nous attend, si on ne se remet pas en cause, fait peine à voir. Car pour moi le rôle de l’entreprise est de participer à l’effort collectif de création de richesse. Pas accumuler tout seul, mais tirer tout le monde vers le haut.

Je ne veux pas jouer les Cassandre, ou déprimer l’assistance, mais si on anticipe sur l’effet « boule de neige » – sans mauvais jeu de mot – que le réchauffement peut induire, c’est un bouleversement économique et géopolitique majeur auquel nous pouvons être confrontés.

Dieu merci, il y a des solutions.

Comment concilier par exemple ce changement climatique et le développement agricole ? Si vous le permettez, je vais brièvement décrire mon expérience dans la tomate. Ce sera l’occasion d’évoquer ma ville, Guelma, que je vous encourage tous à visiter un jour.

Nous avons commencé avec une petite usine de fabrication de concentré de tomate d’une capacité de 200 tonnes/jour. Notre croissance était tributaire de l’approvisionnement de tomate. Les agriculteurs de la région, avec des méthodes traditionnelles à l’époque, pensaient qu’il était impossible d’augmenter la production à cause de la nature de la terre et du manque d’eau.

Nous avions une autre vision. Et nous avons entrepris de les convaincre, avec trois principes : l’information, l’innovation et l’accompagnement.

Nous avons fourni des plants en motte de tomates d’industrie. Ces plants, nous les cultivons nous-mêmes dans des serres multi-chapelles. Ça c’est pour l’amont.

En aval, nous avons rationalisé l’usage de l’eau par l’introduction du goutte-à-goutte. Nous avons aussi apporté une aide technique avec un laboratoire installé dans notre complexe, où un ingénieur est à la disposition des fermiers pour les accompagner, leur fournir des conseils, anticiper les crises et y apporter des réponses.

Les résultats sont au rendez-vous. Le rendement par hectare est passé de 12-15 tonnes à 60-80 actuellement. Notre production de tomate a connu un bond considérable, passant de 13.000 tonnes au début de mon aventure agro à plus de 60.000 aujourd’hui de produits dérivés.

Dans le même temps, les efforts conjoints ont permis de réduire la consommation d’eau à moins de 60 litres par kilo de tomates. Un gain de 45% environ par rapport à l’arrosage par dispersion. Et nous continuons, malgré les hausses de température, sur la voie de la sobriété hydraulique.

Cela marche parce que nous avons abordé le problème dans toutes ses composantes : culturelle, systémique, technologique. Nous allons poursuivre sur cette voie, en favorisant aussi des variétés moins gourmandes en eau.

Et ce qui vaut pour l’agriculture vaut aussi pour l’industrie. Le panel d’hier matin sur l’eau rappelait qu’à eux deux, ces secteurs captent 85% des ressources.

Information, innovation, accompagnement. Ce sont les mots clés.

L’information, c’est par exemple le monitoring en temps réel des besoins – en eau et en énergie aussi – région par région. C’est-à-dire une démarche aussi plus transparente dans la mise à disposition et l’échange de data. Au niveau d’une même chaîne de valeur, d’un même secteur, d’une même région et pourquoi pas, car les enjeux sont parfois transfrontaliers, au niveau de pays voisins.

La collecte et le partage des datas, c’est totalement un filon économique. Je le dis aux plus jeunes de la salle qui ont la charge de penser les nouveaux modèles.

L’innovation, ensuite, c’est par exemple penser ces systèmes d’information, mais penser aussi les nouvelles usines, la sobriété énergétique au service de la croissance, la valorisation des déchets agricoles et urbains, un meilleur contrôle des rejets industriels… Ce sont quelques exemples dans l’industrie. Dans l’agroalimentaire, je vous le disais, c’est réfléchir à de nouvelles variétés !

Et enfin l’accompagnement. Je le vois comme du reverse mentoring. C’est vous les jeunes qui allez nous accompagner, nous les aînés, à voir les choses différemment. Et à changer de paradigme. Parce que, et c’est normal, vous ne voulez pas qu’on vous laisse une planète abîmée, et au-delà de ça, un système économique et financier déréglé, obsolète, inopérant.

Vous allez nous pousser, par des boîtes de conseil, des organismes de certification ou via de nouvelles organisations qu’on n’a pas encore imaginées aujourd’hui, à emprunter le chemin d’une croissance plus durable.

La certitude qui est la mienne, c’est que nous sortirons de la vulnérabilité et de la faible résilience, en Afrique du Nord notamment, qu’en nous engageons d’un pas ferme dans cette direction.”

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